De 1966 à 1971, Robert Wyatt était le batteur-chanteur de Soft Machine. Mais frustré par l'orientation de plus en plus sérieuse du groupe, il signe en 1970 un premier album, malicieusement appelé
The End Of An Ear qui oscille entre le free-rock et le free-jazz avec un gros zeste d'auto-dérision (jouissif, mais difficile).
Au bord de l'asphyxie, il quitte donc le groupe en 1971 pour former Matching Mole (en souvenir de la machine molle), qui lui permet de s'émanciper du jazz cérébral de ses anciens compagnons. Deux albums sortent en 1972 (
Matching Mole et
Little Red Record), deux superbes réussites, dont l'une produite par Bob Fripp. Début 1973, Wyatt commence à songer au troisième album du groupe (il compose sur un petit clavier bas-de-gamme) quand l'impensable arrive.
En plein milieu d'une
party, complètement ivre, et réalisant que sa petite amie, furieuse, vient de débarquer, il se planque sur le balcon... et tombe du troisème étage ! Il sera désormais cloué à un fauteuil roulant pour le restant de ses jours...
C'est dans ce contexte très particulier que naît
Rock Bottom. Après avoir passé trois mois "à regarder le plafond et à songer au futur", Wyatt commence à retravailler les nouveaux morceaux sur le vieux piano de l'hôpital et petit à petit, une atmosphère très particulière se développe. Il faudra toutefois attendre le 24 juillet 1974 pour découvrir ce disque, produit par Nick Mason (oui, oui, le batteur de Pink Floyd), et unanimement salué par la critique (grand prix de l'Académie Charles Cros) et par le public.
Dès les premières notes de "Sea Song", on comprends qu'il se passe quelque chose... Un synthé aux sonorités marines et des arpèges de piano, simples, évidents, pourtant tellement forts, et cette voix, bien sûr, asexué, angélique, fragile. Sur le dernier couplet, le piano se simplifie encore plus et nous emmène, via une coda belle à pleurer, au fond des mers, libérés, accueillis par le chant des sirènes (ou bien est-ce un mellotron ?)... Ce morceau est un choc, vraiment (et accessoirement, il s'agit de ma chanson préférée, tous styles confondus).
La suite est du même acabit : "A Last Straw" (le dernier espoir, ce fétu de paille auquel on se raccroche désespérément, ce fil ténu qui vous garde en vie). Un morceau en apesanteur, encore une fois, une mélodie limpide, un chorus de trompette imité à la voix par Wyatt, une partie de batterie subtile (Laurie Allan). Et un final qui coule à pic, façon "Grand Bleu" !
La première face se clôt sur les sept minutes et quarante secondes de "Little Red Riding Hood Hit The Road". Une construction complètement folle, dominée par les trompettes superposées de Mongezi Feza, avec des modulations qui donnent la chair de poule et un texte étonnant, dont la majeure partie peut se traduire par "hein ? Quoi, C'est pas vrai ? Non... C'est pas possible, Oh, sans rire ? Hein ? Nââân" !
Avant de se terminer par "Tu as été si gentille avec moi, pourquoi t'ai-je fait tant de mal, je ne voulais pas te blesser"
... La deuxième partie du morceau est identique à la première, sauf que la bande est passée à l'envers ! Et l'on s'en rend à peine compte !
A noter la prestation d'Ivor Cutler (frère de Chris Culer, le batteur d'Henry Cow), qui peut rappeller Peter Sellers dans
The Party !
Puis arrive la deuxième face de
Rock Bottom, et l'on se dit que, finalement, ce que l'on a entendu jusqu'à lors n'était pas si triste... "Alifib/Alifie", est un étrange dyptique qui porte le nom de la femme de Robert (ils se sont mariés le jour de la sortie de
Rock Bottom et sont aujourd'hui toujours aussi amoureux l'un de l'autre). Le thème est incroyablement mélancolique, presque déprimant... Difficile de ne pas ressentir une boule dans l'estomac durant ces treize minutes : la beauté troublante du chorus de basse de Hugh Hopper, la mélodie, spectrale, et le final, sombre, déchirant sur fond de clarinette basse et de ténor, tout les éléments concourrent à imprimer une tension énorme... Vénéneux !
Heureusement, "Little Red Robin Hood Hit The Road" apporte un peu de lumière avec son envolée délirante (époustoufflant Mike Oldfield, qui n'a jamais sonné aussi "frippien"). On passe du fond des abysses à la félicité du jardin d'Eden en un quart de seconde ! Le morceau (et l'album, donc) se termine... sur un ricanement grinçant !
Rock Bottom est un disque étrange... Sans jamais se départir de son humour hérité du Collège de pataphysique, Robert Wyatt se livre à une introspection glaciale, désabusée, triste même. Au départ déstabilisant, l'album se révèle au fil des écoutes d'une très grande richesse mélodique, harmonique et, au final un concentré d'émotion ! Et malgré certains partis-pris radicaux (la tentation du free-jazz), le disque reste d'une étonnante simplicité... Ce qui lui donne sans doute cette force.
Ci-dessus : la pochette du vinyl (à gauche) et celle du CD (superbement) remastérisé (à droite).