Opeth HeritageMikael Åkerfeldt avait prévenu que le dixième album d'
Opeth apporterait son lot de surprises. Il fut vite entendu que le chant "death" disparaîtrait... Ce qui n'était toutefois pas une première dans l'histoire du groupe puisqu'ils avaient déjà tenté le (presque) tout acoustique en 2003 avec
Damnation, deuxième pièce d'un dyptique dont le premier,
Deliverance, était suffisamment violent pour combler d'aise l'amateur de metal en mal de "gros son" ! Mais cette fois, point de disque compagnon pour aider à faire passer la pilule ! On imaginait dès lors que le groupe explorerait les pistes disséminées sur le précédent opus,
Watershed (on pense aux morceaux "Burden" et "Porcelain Heart", ce dernier très
metal, mais chanté en voix claire). Mais c'était bien mal connaître
Mikael Åkerfeldt, peu enclin à la répétition, synonyme pour lui d'ennui profond.
Soyons clair : avec
Heritage,
Opeth vient tout simplement de sortir son album le plus... extrême ! Le changement est tel qu'il déstabilisera le plus ouvert des fans du groupe. Pas de chant "growlé", effectivement, mais ce n'est pas là le fait le plus marquant. Le son du disque, déjà, est une révolution : pas de guitares sur-compressées, pas de batterie "triggée" et surtout, un mastering à l'ancienne, signé
Peter Mew (légende du sudio Abbey Road, que l'on retrouve par exemple sur le
Ummagumma de
Pink Floyd). Bref, loin de la "loudness war" qui défigure aujourd'hui nombre de disques (et pas seulement dans le metal)... Il faut donc penser à pousser le bouton de volume un peu plus qu'à l'accoutumée pour laisser la musique respirer (inutile donc de mentionner qu'en MP3, c'est la catastrophe). Passée cette surprise, on appréciera le
mix toute en subtilité (aussi bien en stéréo qu'en surround) de
Steven Wilson, mettant en valeur l'incroyable richesse de cette bombe... prog !
Oui, prog, car même si à deux reprises ("Slither" et "The Lines In My Hand"), le tempo s'emballe et rappelle le son des premiers
Rainbow ("Slither" est d'ailleurs un hommage à feu
Ronnie James Dio), le son global et la musique sont très clairement inspiré du son
vintage du rock progressif des années 70. Bien sûr, on peut supposer que le fan d'
Opeth connaît un peu le prog, apprécie
King Crimson et
Camel et les épopées à tiroirs... Oui, mais voilà,
Opeth va encore plus loin, au point de proposer des morceaux tellement déstructurés et abstraits qu'ils pourront paraître décousus, voire bâclés aux moins patients d'entre nous. En ce sens, des titres comme "Häxprocess" et "Famine" remportent la palme, changeant radicalement de direction quasiment toutes les minutes :
Heritage mérite donc un véritable investissement de la part de l'auditeur qui sera sans doute perdu pendant les premières écoutes (s'il a la patience d'y revenir, d'ailleurs).
Petit à petit, la lumière se fait. On entre dans
Heritage en douceur, par un petit instrumental, duo piano/contrebasse rappelant un
Erik Satie au parfum légèrement jazz et on en ressort de la même façon, une douce coda entre
Morte Macabre et "The Hermit" de
Steve Hackett. Entre les deux, un labyrinthe de sensations d'où se dégage une très grande mélancolie. On se rend compte que
Mikael Åkerfeldt est désormais un chanteur impressionnant, avec une confiance dans la voix que l'on avait déjà repérée sur "Burden" (rien que l'entame au chant de "The Devil's Orchard" laisse pantois). Une voix avec une petite fêlure à la
David Gilmour... Impressionnant aussi le travail du batteur
Martin Axenrot, délaissant ce style
metal dans lequel il excellait pour se tourner vers un jeu plus expérimental, voire osé (si on garde en mémoire que le disque arrivera d'abord dans les esgourdes du public
metal) : ainsi entend-on sur "Nepenthe" un dialogue génial entre la grosse caisse et la caisse claire (jouée aux balais) , pas si éloigné du jeu d'un
Joey Baron (
John Zorn,
Tim Berne), par exemple. On retiendra aussi la cymbale
ride en avant de "The Lines In My Hand", à la puissance et au
groove dévastateurs !
Une mention spéciale au claviériste démissionnaire
Per Wiberg : le travail abattu est colossal ! Et quel plaisir d'entendre de vrais claviers d'époque : pas de plug-in's, mais de véritables orgue Hammond, Mellotron, Wurlitzer et Fender Rhodes !
La musique d'
Opeth semble s'être calmée, mais elle n'a pourtant jamais été aussi vénéneuse : "Famine", par exemple, commence dans une "boue" de percussions et de flûte traversière avant l'arrivée aussi brutale qu'inattendue de la batterie, annonçant une "période"
doom poisseuse et infernale ! Plein de faux départs, de cassures, de changements parfois dérangeants, de passages qui seraient presque bucoliques s'ils n'étaient à ce point empoisonnés,
Heritage laisse l'auditeur, à condition qu'il soit suffisamment patient et attentif, dans un état étrange, avec l'impression d'avoir vécu au pied de l'arbre de la pochette, dans un Moyen-Âge menaçant et inquiétant, comme celui que l'on retrouve chez
Ange (qui n'est d'ailleurs jamais bien loin) ou chez
Comus, dont
Åkerfeldt est un grand admirateur.
La démarche d'
Opeth peut rappeler celle de
Talk Talk en son temps : un renouvellement complet de sa musique, n'en faisant qu'à sa tête, au risque de voir la majorité de son public lui tourner le dos ! Sans doute un suicide commercial... Dans le cas de
Talk Talk, effectivement ils ont quitté les
dance-floors, ont été lâchés par les radios, les maisons de disques... Mais vingt ans plus tard, les voilà unanimement reconnus pour la qualité exceptionnelle de leur musique (et au passage comme les pères du post-rock) ! C'est tout le mal que l'on peut souhaiter à
Opeth, dont on ne peut que louer le courage !